L’espace, hors de nous, gagne et traduit les choses :
Si tu veux réussir l’existence d’un arbre,
Investis-le d’espace interne, cet espace
Qui a son être en toi. Cerne-le de contraintes.
Il est sans borne, et ne devient vraiment un arbre
Que s’il s’ordonne au sein de ton renoncement.R. M. Rilke [1]
- Rossitza Daskalova
À la fois laboratoire et projet nomade, radical : vaguely réunit des artistes de deux parties du monde distantes l’une de l’autre, le Canada et la Bulgarie. Ces artistes appartiennent à une génération qui a grandi au cours de la guerre froide et vécu la véritable levée du rideau de fer, une génération couramment confrontée à l’essor fulgurant des nouvelles technologies et du processus de globalisation. radical : vaguely examine les vagues de changements fondamentaux dans nos environnements sociopolitique, économique, culturel et écologique. radical : vaguely est une recherche créative dans les profondeurs du ici et maintenant au moyen de la création artistique, un univers ayant en son centre le potentiel de mettre au jour des topologies et des temporalité [2] qui peuvent ouvrir de nouvelles perspectives et étendre nos perceptions de la réalité, et conséquemment permettre l’émergence, depuis l’intérieur, d’une transformation créative et d’une croissance constructive [3].
Le thème explore la quête individuelle d’authenticité dans le présent que mènent ces artistes par leur création. Le projet constitue un terrain commun pour des artistes qui, originaires de pays géographiquement éloignés, issus de cultures différentes, poursuivent une recherche personnelle sur la nature de l’authenticité aujourd’hui, qui en examinent les strates culturelle, sociopolitique et psychologique grâce à l’expérience d’une situation qui demeure inhabituelle malgré une interconnexion généralisée. La pratique du risque, l’improvisation et l’inventivité comptent parmi les principales qualités communes à ces artistes.
Les raisons d’une telle approche de la création peuvent être trouvées dans le désir de s’affranchir de stéréotypes tombés en désuétude et de schémas de référence stagnants qui cloîtrent notre être dans le monde maintenant, ainsi que d’évacuer les éléments parasites qui minent la clarté de notre conscience dans l’expérience du présent. Les caractéristiques dominantes que l’on peut observer dans la pratique des artistes participant à radical : vaguely comprennent le choix récurrent de la négociation plutôt que de la spéculation dans les aspects communicatifs et les fins du processus de création, ainsi qu’une dévotion envers la profondeur plutôt qu’à la superficialité dans une situation d’entre-deux qui découle d’une réalité rapidement changeante, variée, en perpétuelle transition. En ce sens, le travail de création de ces artistes manifeste un engagement à éradiquer la fausseté pour voir à nouveau, pour ouvrir de nouvelles perspectives et atteindre un sentiment de complétude et de véracité.
radical : vaguely jette un éclairage ironique sur les voix défaitistes qui proclament que l’art a échoué comme force révolutionnaire, que l’usage de nouvelles technologies en art a échoué à changer radicalement la société et le cours des événements. La prémisse même que l’art peut immédiatement instituer une révolution, ou n’importe quel type de changement radical, est erronée parce que l’art cessera alors d’être lui-même [4]. L’art est en fait un laboratoire où l’on peut créer un sens renouvelé de l’existence en libérant un contenu vital et en donnant forme à de nouvelles entités vitales. Ce renouvellement constitue le terrain nécessaire à un changement fondamental dans un processus qui commence par un saut dans l’inconnu et se termine en un façonnement continu, une perpétuelle réforme au cœur de l’œuvre. Dans ce laboratoire, à travers un processus d’éclaircissement et de dévoilement, prend place un réveil de l’authenticité d’être, qui est une révolution — une révolution telle une constante tournant autour d’un axe, tournant le long de la tendre spirale de la création, une évolution continue, récurrente [5] — une révolution avant tout du moi. Si ce processus peut s’étendre en de multiples manières qui demeurent invisibles, il se répercute néanmoins sur les innombrables plans et facettes de l’existence.
À ces égards, le fil conducteur entre les recherches individuelles de création dans radical : vaguely est une conscience de réseau enracinée dans la personne, dans une lucidité-rhizome quant au moment présent et au rôle de l’individu en tant qu’agent créateur en train de tisser la tapisserie du ici et maintenant. Œuvrant dans les différents contextes culturels dont ils sont issus, ces artistes démontrent par leurs travaux un profond engagement vis-à-vis des préoccupations du présent et de la compréhension des véritables significations des nouveaux éléments qui interviennent dans la réalité d’aujourd’hui ; ils composent avec et à travers eux Le principe unificateur des œuvres des participants est l’interrogation du critère même par lequel la réalité contemporaine est perçue et évaluée. Quelles sont les significations et les dimensions du radicalisme, des révolutions virtuelles, de l’interactivité et l’interconnexion à l’âge du réseau électronique ? Quelle est la physionomie de l’information maintenant ?
Dans la réalité d’aujourd’hui — gouvernée comme elle l’est par la vitesse et la dissémination instantanée d’informations et un environnement en proie à changement constant, explosif — être, c’est-à-dire vivre, réfléchir et créer, est avant tout radical et révolutionnaire. Depuis la chute du mur de Berlin et l’occurrence simultanée du phénomène I-Bomb, comme Tom Sherman [6] nomme l’avènement des nouvelles technologies dans notre civilisation, « révolution » et « radical » pourraient être devenus des mots inséparables [7]. Leur récurrence dans la culture contemporaine est manifestement outrée, à tel point qu’ils en deviennent obscurs et presque vides de sens. Le terme radical incontestablement implique un changement fondamental, depuis la racine, et révolution, un remplacement radical d’un ordre par un autre. Ceci étant, devons-nous alors désigner comme « révolutionnaires » des entreprises aussi futiles que celles d’instaurer un capitalisme illimité ou un communisme amélioré ?
La révolution est un changement radical et le changement est un phénomène perturbateur, divisant un tout en parties pour produire une schize, un intervalle entre avant et après, un déchirement à la fois d’ici et de là, scindant le continuum spatiotemporel, créant des vides dans les sphères de la culture. D’une part, le changement sert à mettre au jour des polarités latentes ; de l’autre, il engendre de nouvelles polarités. Par exemple, nous assistons couramment à la coexistence de l’atomisation et de la globalisation de la société, souvent propagée comme une réinvention de la destinée humaine comparable à la religion et même au communisme. Nous ne pouvons ignorer la venue de la globalisation, de pair avec des processus tels que le réchauffement de la planète. Conséquemment, lorsque nous parlons de changement radical et de révolution dans le contexte présent (leçons de l’histoire à l’esprit), nous sommes confrontés à la responsabilité de comprendre ce que « radical » signifie et, sans relâche, de donner vie à ses significations. Dans L’Homme révolté, une réflexion critique sur l’idée de révolution à travers l’histoire de l’humanité, Albert Camus affirme que la révolution est uniquement possible par l’entremise et à l’intérieur de la création, et que la création est un processus d’efforts soutenus et d’évolution.
Les artistes participant à radical : vaguely produisent un art qui s’efforce d’établir des relations significatives entre ici et là, avant et après, soi et l’autre, entre l’individu ou la communauté et le monde [8]. Travaillant dans une société qui se dirige vers la globalisation et l’immersion dans la technologie de l’information, l’intelligence artificielle et l’ingénierie génétique, ces artistes ont entrepris de supprimer les barrières, de lever le voile sur ce qui est artificiel, faux et imitatif — et par conséquent superflu — de façon à éclairer la réalité contemporaine dans ses multiples dimensions et faire ressortir le potentiel créatif autant que de comprendre le contenu vital des processus et des phénomènes qui prennent place maintenant.
Les tendances au nihilisme et au cynisme dans la culture contemporaine, qui toutes deux se manifestent par la cogitation et l’activité, s’incrustent rapidement dans les vides créés par les vagues de changements, perpétuant le superficiel et l’évasif en une chimérique glissade à la surface des choses, en un changement d’attention maniaque d’un écran à un autre ou d’une page Web à une autre (autrement dit, le virtuel cesse d’être virtuel et le réseau se mue en une toile d’incohérence).
Par leur artificialité, les simulacres de chemins qu’emprunte la parade du radicalisme mènent au flou du pixel-jetable qui se manifeste comme une perte d’authenticité, engendrant des modes de non-participation et, en conséquence, de résistance au changement radical qui est un état de crise en soi, une occasion pour un renouvellement fondamental. En pareille situation, la fonction de la création artistique consisterait à s’attaquer à la surabondance, agissant comme antidote à la fabrication du manque et de l’inachevé. La création alors établit des rapports entre des choses disparates, elle relie et unifie pour ouvrir de nouvelles perspectives sur la réalité.
À l’intérieur des paramètres esquissés ci-dessus, le projet radical : vaguely est une rétrospective et une réflexion critique sur les rêves et les idéaux qui, devenus illusoires, se sont consumés dans le processus révolutionnaire lui-même, sur le manque de profondeur et de participation, ainsi que sur la dissipation de l’intention créative dans le processus de transition et de transformation [9]. Un point de vue ironique sur la futilité de radicalement détruire les anciens (plus précisément, les précédents) systèmes et idéologies pour en ériger de nouveaux, apparemment meilleurs, à la place. Parce qu’un individu ou un groupe, ni même un système ou une époque particulière ne peuvent à eux seuls détenir la vérité. Cependant, tous nous contenons ses parcelles et potentiellement pouvons atteindre son essence dans le processus de création.
radical : vaguely réunit des artistes qui travaillent dans un environnement fluctuant, instable et qui composent avec ses éléments. Le projet explore la volonté de créer comme étant radicale en soi, possédant le pouvoir de vaincre le bruit ambiant tandis qu’elle plonge dans les profondeurs de l’être. Le processus créatif est révélateur par ses liens avec l’authenticité de l’être. L’excès et l’insuffisance, le surplus et le vide engendrés par le changement et par la différence peuvent seulement être contenus et intégrés par le langage poétique. D’un côté, radical : vaguely traite de la relativité des vérités auxquelles nous nous raccrochons ; de l’autre, le projet porte sur la clarté d’intention dans le processus créatif et l’empressement à saisir les fils d’une existence discontinue, à tisser l’inconnu et l’imprévisible, qui constituent l’étoffe de l’être, à même le présent.
Le moment présent s’imprime dans le continuum espace-temps (l’instant croisant l’infini et l’éternité) en une succession de notations rythmiques. Dans le mouvement de l’existence (et ici, radical : vaguely se rapporte aux moments lumineux où l’expérience de la vérité se fond dans le flux de l’existence), la vérité ne saurait être une destination finale, une stase, mais est plutôt un voyage ininterrompu, au cours duquel, à des moments précis, nous parvenons à ses révélations. radical : vaguely se veut une réflexion sur la création qui prend naissance dans l’esprit qui rêve, recherche, voyage, vagabonde selon une rythmique ponctuée de choix, de décisions précises. C’est le jeu réciproque entre contemplation et vigilance, réflexion et participation, observation et action.
Rossitza Daskalova, novembre 2002
Traduction de Gilles Lessard
Texte original (en anglais)